Souffle
En sortant du concert de chant
diphonique(1) « khöömii » du chanteur
mongol Bayarbaatar Davaasuren, je sentais bien que je n'étais plus
le même. Tout en marchant sous la voûte étoilée, un sentiment de
plénitude m'envahissait ; cette jubilation que l'on éprouve
enfant au contact des choses simples et essentielles : l'odeur
de l'herbe mouillée, le chant des insectes nocturnes, le frisson né
de la caresse du vent sur la peau. La joie dans la perfection d'être.
Ici et maintenant. Je l'avais pourtant lu sur le programme, mais je
n'y avais pas pris garde, pensant alors qu'il ne s'agissait que de
mots : « Pour les Mongols, le khöömii est un chant
sacré servant à rendre hommage à la splendeur qui les entoure. »
Maintenant je comprends.
Dès que la première note, sortie de
sa bouche, a rempli l'espace de la salle, le public, sous le charme,
s'est envolé pour un voyage d'une heure et demie sans escale. Un
petit Mongol sans âge, tout juste débarquée de sa steppe natale,
seul sur scène, s'accompagnant simplement d'une vieille à deux
cordes, connaissait le chant de la terre. Et nous, occidentaux nantis
et technologiques, nous recevions bouche bée cette résonance
universelle. Comme la ville asphyxiée sous un soleil de plomb attend
la mousson, nous espérions, sans le savoir, ces gouttes sonores
bienfaisantes.
Plus il chantait, plus nous nous laissions emporter... Au-delà de la musique, il chantait la vie. Il soulevait aussi, sans le savoir, beaucoup de questions. A quoi servent nos ordinateurs, nos téléphones portables, notre installation home cinéma, nos écrans, notre Internet, nos réseaux, nos satellites ? Sont-ils inutiles les MP3, 5:1, THX, environnemental audio et tous ces piètres procédés de mise en boîte des impalpables et subtiles vibrations sonores. Pourquoi avons-nous oublié l'essentiel en fabriquant le superflu ? Nos scanners et nos cartes audio découpent en milliards de bits et de pixels la réalité, une et irréductible. Sons et images dématérialisés meurent alors. Nous disséquons, empilons, archivons laborieusement des couches et des calques pour mal imiter, par l'accumulation de détails, ce que nos sens perçoivent en globalité à la perfection. Prisonniers de l'inhumaine pulsation des cristaux de quartz, nos cœurs se mettent à battre à la fréquence inexorable des processeurs. Pas de point d'orgue. Nulle respiration. Pas d'accélération. Pas de décélération. Une lente asphyxie. Par paliers discontinus, nous brûlons nos énergies et gaspillons nos vies dans une spirale sans fin : nouvelles technologies, nouveaux logiciels, nouveau matériel, nouvelles illusions et déconvenues. Nous dispersons au lieu de nous recentrer. Nous oublions jusqu'à notre existence, car nous avons tant à penser, tant de coups de fils à passer, d'e-mails à relever, de logiciels à installer. Nous vivons dans un temps différé, passé ou futur, mais jamais présent. L'ordinateur calcule sans fin ou plante. Pendant ce temps, nous attendons...
Plus il chantait, plus nous nous laissions emporter... Au-delà de la musique, il chantait la vie. Il soulevait aussi, sans le savoir, beaucoup de questions. A quoi servent nos ordinateurs, nos téléphones portables, notre installation home cinéma, nos écrans, notre Internet, nos réseaux, nos satellites ? Sont-ils inutiles les MP3, 5:1, THX, environnemental audio et tous ces piètres procédés de mise en boîte des impalpables et subtiles vibrations sonores. Pourquoi avons-nous oublié l'essentiel en fabriquant le superflu ? Nos scanners et nos cartes audio découpent en milliards de bits et de pixels la réalité, une et irréductible. Sons et images dématérialisés meurent alors. Nous disséquons, empilons, archivons laborieusement des couches et des calques pour mal imiter, par l'accumulation de détails, ce que nos sens perçoivent en globalité à la perfection. Prisonniers de l'inhumaine pulsation des cristaux de quartz, nos cœurs se mettent à battre à la fréquence inexorable des processeurs. Pas de point d'orgue. Nulle respiration. Pas d'accélération. Pas de décélération. Une lente asphyxie. Par paliers discontinus, nous brûlons nos énergies et gaspillons nos vies dans une spirale sans fin : nouvelles technologies, nouveaux logiciels, nouveau matériel, nouvelles illusions et déconvenues. Nous dispersons au lieu de nous recentrer. Nous oublions jusqu'à notre existence, car nous avons tant à penser, tant de coups de fils à passer, d'e-mails à relever, de logiciels à installer. Nous vivons dans un temps différé, passé ou futur, mais jamais présent. L'ordinateur calcule sans fin ou plante. Pendant ce temps, nous attendons...
Apprentis démiurge, nous voulions tout
maîtriser et dominer, comme un jeu vidéo. La partie n'en finit pas
de finir et, à ce jeu-là, nous n'en finissons pas de perdre. Aussi,
avant la game over mortel, changeons nos habitudes, éteignons nos
appareils électrique de temps en temps, sortons et écoutons. On
nous l'a pourtant déjà dit voilà presque deux mille ans qu'il
suffit d'avoir des oreilles pour entendre !
Bien entendu, ces considérations ne me
vinrent que quelques jours plus tard, alors que j'allumais mon
portable pour écrire la présente chronique et relever mes e-mails
tout en écoutant le CD de Bayarbaatar Davaasuren, que j'avais acheté
lors de ce mémorable concert. Après plusieurs rappels, la musique
nous avait déposés neufs et métamorphosés sur les rivages de
contrées inconnues : au centre de nous-mêmes. Pour l'heure,
tout en cheminant, moi aussi, je laissais s'envoler ma voix à la
pâle lueur de l'astre lunaire. A mon exacte place dans l'univers,
comme une corde qui résonne, je jubilais et vibrais, mû par le
souffle sans commencement et sans fin : le souffle de vie.
(1) Le chant diphonique, ou
chant harmonique, est basé sur une technique grâce à laquelle
l'interprète fait entendre simultanément deux notes : une note
fondamentale (correspondant au son le plus grave) et une des
harmoniques de cette note (son musical simple dont la fréquence est
un multiple entier de celle de la fondamentale). La fondamentale sert
de bourdon et la mélodie se fait en passant d'une harmonique à une
autre. Ce principe de « filtrage résonnant » d'un son se
retrouve dans de nombreuses cultures, tant avec la voix qu'avec des
instruments, comme le digeridoo des aborigènes, le berimbao
brésilien, la guimbarde... ou encore le filtre des bons vieux
synthés de nos musiques éléctroniques.
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