mardi 17 juin 2014

Souffle

Souffle



En sortant du concert de chant diphonique(1) « khöömii » du chanteur mongol Bayarbaatar Davaasuren, je sentais bien que je n'étais plus le même. Tout en marchant sous la voûte étoilée, un sentiment de plénitude m'envahissait ; cette jubilation que l'on éprouve enfant au contact des choses simples et essentielles : l'odeur de l'herbe mouillée, le chant des insectes nocturnes, le frisson né de la caresse du vent sur la peau. La joie dans la perfection d'être. Ici et maintenant. Je l'avais pourtant lu sur le programme, mais je n'y avais pas pris garde, pensant alors qu'il ne s'agissait que de mots : « Pour les Mongols, le khöömii est un chant sacré servant à rendre hommage à la splendeur qui les entoure. » Maintenant je comprends.
Dès que la première note, sortie de sa bouche, a rempli l'espace de la salle, le public, sous le charme, s'est envolé pour un voyage d'une heure et demie sans escale. Un petit Mongol sans âge, tout juste débarquée de sa steppe natale, seul sur scène, s'accompagnant simplement d'une vieille à deux cordes, connaissait le chant de la terre. Et nous, occidentaux nantis et technologiques, nous recevions bouche bée cette résonance universelle. Comme la ville asphyxiée sous un soleil de plomb attend la mousson, nous espérions, sans le savoir, ces gouttes sonores bienfaisantes.
Plus il chantait, plus nous nous laissions emporter... Au-delà de la musique, il chantait la vie. Il soulevait aussi, sans le savoir, beaucoup de questions. A quoi servent nos ordinateurs, nos téléphones portables, notre installation home cinéma, nos écrans, notre Internet, nos réseaux, nos satellites ? Sont-ils inutiles les MP3, 5:1, THX, environnemental audio et tous ces piètres procédés de mise en boîte des impalpables et subtiles vibrations sonores. Pourquoi avons-nous oublié l'essentiel en fabriquant le superflu ? Nos scanners et nos cartes audio découpent en milliards de bits et de pixels la réalité, une et irréductible. Sons et images dématérialisés meurent alors. Nous disséquons, empilons, archivons laborieusement des couches et des calques pour mal imiter, par l'accumulation de détails, ce que nos sens perçoivent en globalité à la perfection. Prisonniers de l'inhumaine pulsation des cristaux de quartz, nos cœurs se mettent à battre à la fréquence inexorable des processeurs. Pas de point d'orgue. Nulle respiration. Pas d'accélération. Pas de décélération. Une lente asphyxie. Par paliers discontinus, nous brûlons nos énergies et gaspillons nos vies dans une spirale sans fin : nouvelles technologies, nouveaux logiciels, nouveau matériel, nouvelles illusions et déconvenues. Nous dispersons au lieu de nous recentrer. Nous oublions jusqu'à notre existence, car nous avons tant à penser, tant de coups de fils à passer, d'e-mails à relever, de logiciels à installer. Nous vivons dans un temps différé, passé ou futur, mais jamais présent. L'ordinateur calcule sans fin ou plante. Pendant ce temps, nous attendons...

Apprentis démiurge, nous voulions tout maîtriser et dominer, comme un jeu vidéo. La partie n'en finit pas de finir et, à ce jeu-là, nous n'en finissons pas de perdre. Aussi, avant la game over mortel, changeons nos habitudes, éteignons nos appareils électrique de temps en temps, sortons et écoutons. On nous l'a pourtant déjà dit voilà presque deux mille ans qu'il suffit d'avoir des oreilles pour entendre !
Bien entendu, ces considérations ne me vinrent que quelques jours plus tard, alors que j'allumais mon portable pour écrire la présente chronique et relever mes e-mails tout en écoutant le CD de Bayarbaatar Davaasuren, que j'avais acheté lors de ce mémorable concert. Après plusieurs rappels, la musique nous avait déposés neufs et métamorphosés sur les rivages de contrées inconnues : au centre de nous-mêmes. Pour l'heure, tout en cheminant, moi aussi, je laissais s'envoler ma voix à la pâle lueur de l'astre lunaire. A mon exacte place dans l'univers, comme une corde qui résonne, je jubilais et vibrais, mû par le souffle sans commencement et sans fin : le souffle de vie.

(1) Le chant diphonique, ou chant harmonique, est basé sur une technique grâce à laquelle l'interprète fait entendre simultanément deux notes : une note fondamentale (correspondant au son le plus grave) et une des harmoniques de cette note (son musical simple dont la fréquence est un multiple entier de celle de la fondamentale). La fondamentale sert de bourdon et la mélodie se fait en passant d'une harmonique à une autre. Ce principe de « filtrage résonnant » d'un son se retrouve dans de nombreuses cultures, tant avec la voix qu'avec des instruments, comme le digeridoo des aborigènes, le berimbao brésilien, la guimbarde... ou encore le filtre des bons vieux synthés de nos musiques éléctroniques.

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